29.04.2016 | MOUVEMENT | Par Agnès Dopff
Jeu de société
À travers une création quasi-alarmiste, la metteuse en scène Anne-Cécile Vandalem plonge le Théâtre national de Bruxelles dans une grisaille léthargique : Tristesses, ou l’esquisse d’un vague à l’âme contemporain.
Sur la scène du théâtre devenue plateau de jeu, les personnages de Tristesses entament la partie comme on prend la pluie : s’extirpant mollement de maisonnettes tout droit sorties d’un Monopoly, les huit habitants de l’île et leurs deux âmes errantes donnent à voir le spectacle sans joie d’existences dénuées de sens.
Costumes gris sur fond gris, les façades de l’île Tristesse ont pour elles de ne pas mentir, ne dissimulant rien de plus qu’un intérieur aux teintes désespérément raccord. Familles aux membres juxtaposés, à l’adolescence tiède et aux irritations manifestes, où l’absence béante d’horizon peine à être comblée par une partie de jeu, minable ersatz de société. Le jeu, ultime recourt pour le maintien d’un vivre-ensemble statique, est ici brandi sans ménagement avec la nervosité des causes perdues.
Dans l’entre-soi asphyxiant des quatre maisonnettes accolées, plus rapprochées encore par l’épais brouillard qui enveloppe le village, le temps s’éternise au rythme de quelques accords électro. Face au spectacle de ces personnages passifs à l’extrême, incarnation même de la défaite, difficile de ne pas céder au rire, franc et libérateur. Rire de cette épouse, docilement soumise à l’humiliation d’un mari excessif, lui-même risible de s’engager tout entier dans une bête partie de jeu. Rire encore de cette pesanteur qui écrase toute âme résidente de Tristesse, et qui semble définir la teinte même de l’air. Sortir les crocs, dans un mouvement de survie, pour défier ce mal planant de gagner le public.
Si Tristesses raconte l’histoire d’un suicide, celui d’Ida, doyenne de l’île et mère de l’actuelle leader d’extrême-droite, l’intrigue souvent sous-titrée intéresse ici bien moins que l’atmosphère toute particulière qui se dégage de la scène. Gestes, dialogues et actions se déroulent dans une pesanteur de plomb tandis que l’absence totale de direction excite l’irritation des individus. Dans une île dépouillée de toute activité économique et isolée du monde, l’ennui mortel rehausse l’humiliation au rang de passe-temps favori. Pourtant, dans cette mer de déprime, le décès d’Ida dénonce soudain la vanité d’un accablement d’habitude, et réaffirme la peine comme force-vie.
Par un habile dispositif scénique, une caméra embarquée traque les personnages jusqu’au sein des foyers, et projette ce voyeurisme sur un écran surplombant les habitations à vue. L’exiguïté s’en trouve renforcée et enserre un peu plus encore les pauvres âmes de Tristesse. À l’écran, les plans ultra-rapprochés oppressent autant qu’ils intriguent. Les visages, souvent partiellement dissimulés dans la pénombre, inquiètent délicieusement à la manière d’un film d’horreur. Dans la torpeur de Tristesse, la peur se fait ultime excitant et la haine de l’Autre dernier ressort d’un vivre-ensemble agrippé à l’entre-soi. La chasse d’hier, quête du bouc émissaire, prend des accents de géopolitique, et qu’importe la cible, il faut serrer les rangs.
Malgré une intrigue parfois complexe et qui alourdit l’ensemble, Tristesses parvient à saisir cette lassitude toute contemporaine, où la haine de soi, savamment cultivée par des simili-jobs, des stratégies de division et autres politiques d’austérité, ne parvient plus à s’élever qu’à la haine de l’autre, jouant dès lors le triste rôle de liant social, là où déserte le débat politique.
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