12.04.2016 | La Libre | door Marie Baudet
Bonjour “Tristesses”
Ecriture étourdissante, construction captivante, constats cruels – et drôles : de quoi sortir de la salle de la Grande Main ébouriffé par les vents du nord, par ceux aussi qui soufflent aux hommes leurs pires machinations, par ceux enfin qui piquent les yeux jusqu’aux larmes.
Dimanche au Théâtre de Liège est né “Tristesses”, ample projet d’Anne-Cécile Vandalem (Das Fräulein Kompanie) rassemblant de nombreux coproducteurs – dont le National, le Manège. Mons, le Théâtre de Namur, les scènes nationales du Havre et d’Annecy… – et repris dans le In d’Avignon. Impressionnant, le dispositif recrée sur le plateau les quelques maisons encore habitées d’une île danoise, Tristesses, qui s’est dépeuplée à mesure que fermaient ses abattoirs. Là, il ne sont plus que huit, en comptant Ida, la suicidée. Sa fille Martha Heiger, qui dirige le parti le plus influent du pays, arrive du continent pour les funérailles. Son père et ses amis d’autrefois sont restés là, dans une vie qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut, dans un huis clos paradoxal : petites cellules intimes au milieu des éléments, alors que le monde, au dehors, observe son propre enlisement dans le chaos.
Entre huis clos et vent du large
Il y a tout cela et plus encore dans “Tristesses”, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de “spectacle de la maturité”. Après les déjà puissants “(Self) Service”, “Habit(u)ation” ou “After the Walls (Utopia)” – et leur collection de Prix de la critique -, Anne-Cécile Vandalem affirme de plus belle sa maîtrise des codes, y compris ceux de l’ambiguïté, qui sourd de chaque détail, se tapit derrière la moindre phrase.
Épaulée par un beau panel de talents – des lumières d’Enrico Bagnoli à la scénographie de Ruimtevaarders, de la création vidéo d’Arié van Egmond aux maquillages de Sophie Carlier, sans oublier la composition musicale de Vincent Cahay et Pierre Kissling, et le coaching vocal de Françoise Vanhecke (ces derniers se mêlant à la distribution en spectres musiciens) -, l’auteure metteuse en scène signe un feuilleté de forme et de fond où, des registres entrechoqués, naissent d’inquiétantes turbulences.
“Penser, mélanger, croiser” : credo de la créatrice, l’hybridation est pleinement assumée ici, où musique et cinéma en direct font partie intégrante non seulement du résultat mais de la genèse. Ainsi est-on à la fois dans une série scandinave et à l’opéra, au cœur d’un polar fantomatique et d’un drame shakespearien, dans une politique-fiction au scénario catastrophe et horriblement vraisemblable. Mais aussi dans “une comédie” – sous-titre de “Tristesses” – qu’enluminent les formidables Anne-Pascale Clairembourg, Epona et Séléné Guillaume, Vincent Lécuyer, Bernard Marbaix, Catherine Mestoussis, Jean-Benoît Ugeux. Et Anne-Cécile Vandalem elle-même, en manipulatrice glaçante.