06.04.2016 | LE SOIR | Par JEAN-MARIE WYNANTS
«Tristesses», une comédie sur la fabrication des émotions
Avec sa nouvelle création, Anne Cécile Vandalem s’interroge avec humour sur l’utilisation de l’émotion dans un monde où l’art serait détourné par les pouvoirs
Un petit village paisible. Une église, quelques maisons en bois comme on en voit partout dans les pays scandinaves. A l’intérieur, des chaises, des tables, des ustensiles de cuisine, quelques livres… Et puis ces objets intimes qui font que même semblables, vues de l’extérieur, ces maisons ont toutes leur propre personnalité.
Ce petit village, les spectateurs lui feront face durant chaque représentation de Tristesses, la nouvelle création d’Anne-Cécile Vandalem. Seules la place du village et les façades seront visibles. Tout ce qui se passe derrière celles-ci sera filmé en direct à l’intérieur des différentes maisons. Une proposition originale où la scénographie et la technique prennent, comme toujours chez cette metteuse en scène hors du commun, une place primordiale. Dans le dispositif artistique, mais surtout dans le contenu même du sujet abordé.
« J’avais envie de travailler sur la notion de tristesse et de parler de la fabrication des émotions et de la manipulation par l’image, explique Anne-Cécile Vandalem. C’est une histoire à tiroirs, avec ce que j’appelle une histoire et une méta-histoire. L’histoire, c’est un fait divers qui se passe sur une île. Et la méta-histoire, c’est comment un parti de la nouvelle extrême droite va récupérer ce fait divers et re-raconter l’histoire différemment pour servir ses desseins. »
« La dirigeante du parti vient récupérer des anciens bâtiments d’abattoir pour en faire des studios de production de cinéma. Et en fait, on se rend compte que le premier film de ces studios est ce que l’on est en train de voir. Ce film va créer des émeutes et mettre le feu aux poudres. Donc on assiste à une histoire et on comprend petit à petit qu’elle va être récupérée. Et on comprend comment on peut transformer ce qu’on a vu pour en tirer un autre récit. »
L’utilisation de l’émotion est au cœur du propos, notamment grâce à l’utilisation de gros plans des acteurs filmés en direct afin de montrer l’efficacité de l’usage des larmes. « Même si on voit que tout cela est fabriqué sous nos yeux, on s’identifie. » Un constat qui s’applique particulièrement au théâtre et au cinéma où le spectateur « marche » alors qu’il sait que tout est fiction. « Et tant mieux, s’exclame Anne-Sophie Vandalem. C’est ça qui fait qu’on survit. Si on n’avait pas la faculté de se projeter dans des fictions, dans des histoires qu’on s’invente, qu’on fantasme, on serait mort de tristesse. Donc c’est ultra nécessaire. Ce qui m’inquiète, et que j’aborde ici, c’est la question de savoir ce qui se passerait si les pouvoirs s’emparaient de notre faculté de s’identifier à ces histoires pour les utiliser à leur compte. »
Pour mener à bien un tel projet, la jeune femme a fait appel à une équipe de six comédiens adultes et deux adolescentes. Avec, en prime, deux musiciens et une soprano. « L’histoire est divisée en cinq tableaux avec deux caméras en plateau et de la musique live. Celle-ci est très importante pour porter le rythme, notamment. Et puis parce que cette petite communauté se structure autour du chant, du jeu, de la danse, du rite religieux… »
Du côté des comédiens, il fallait une équipe capable de passer d’un genre à l’autre avec aisance. « On peut être dans un code proche de la BD, un peu absurde avec pas mal d’humour et passer d’un seul coup dans l’église avec la scène des funérailles où tout le monde pleure en gros plan. On est dans ces tensions que j’aime bien produire et qui peuvent être tellement fortes que tout à coup, on en rit. Pour cela, j’avais besoin de gens capables de passer instantanément d’un code de jeu théâtral à un gros plan face caméra. » Au milieu de cette distribution, dans le rôle de la présidente du parti d’extrême droite, on retrouvera Anne-Cécile Vandalem. « Il y a longtemps que je voulais y retourner. Au départ, c’est quand même pour ça que j’ai commencé à créer des spectacles. Pour moi, une fois que le spectacle est créé, le regarder, c’est une torture. C’est comme ne pas aller au bout de quelque chose. Et puis c’est plus facile de transmettre l’énergie de jeu que je cherche en étant sur le plateau avec les autres. »